CHAPITRE 7

Les jours qui suivirent, nous ne nous sommes pas vus, sauf dans les couloirs de l’école. Nous ne sommes pas toujours ensemble, nous avons chacun nos vies.

Rachel était très prise par ses cours de danse. En plus, elle devait aller à une cérémonie où sa mère recevrait la récompense de meilleure avocate de l’année. Et dans le cas de Rachel, assister à une soirée de gala impliquait une sérieuse séance de shopping.

Jake avait complètement loupé un contrôle parce qu’il ne l’avait pas révisé, il en était à un stade difficile de son rétablissement. Et moi, j’aidais mon père à s’occuper de l’aigle royal qui avait failli s’électrocuter. Il se trouvait à une étape particulièrement difficile de son rétablissement.

Un soir, Tobias est passé à la grange, et il s’est montré un peu désagréable quant à mes efforts pour sauver un aigle royal. Les aigles royaux et les faucons ne font pas bon ménage. Sans doute parce qu’il est notoire que les aigles royaux tuent et mangent les faucons.

Deux ou trois jours plus tard, Jake est passé chez moi à vélo. Je ne l’attendais pas, j’étais donc habillée n’importe comment, encore pire que d’habitude. En plus, je sentais mauvais parce que j’étais en train de nettoyer les écuries et les cages à oiseaux.

Typique. Jake a le don de se pointer juste au mauvais moment, quand je suis déguisée en Miss Fumier.

— Salut Cassie ! fit-il, décontracté, comme si de rien n’était.

— Salut, Jake, t’es venu m’aider à déblayer le fumier ?

Il sourit. Il a un sourire merveilleux ; un sourire qui se dessine lentement, comme s’il n’était pas tout à fait à sa place sur son visage sérieux.

— Je ne sais pas, à toi de me dire.

— C’est oui, lui répondis-je en lui tendant une pelle. Il n’y a pas de raison que je sois la seule à sentir mauvais.

Nous avons travaillé un moment, en silence, à part le raclement métallique des pelles contre le béton. Je savais qu’il avait quelque chose à me dire. Mais j’avais décidé de le laisser venir, il parlerait quand il se sentirait prêt.

— Bon, finit-il par lâcher.

— Bon ? répétai-je.

— Écoute, euh, je crois que tout le monde attend plus ou moins de voir ce que tu vas décider de faire.

Voilà qui m’étonnait. Je m’arrêtai, la pelle à la main.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire qu’on attend de savoir ce que tu veux faire au sujet de ton rêve.

J’eus un haussement d’épaules.

— Je ne sais pas. Et puis ce n’est pas seulement mon rêve. Tobias fait le même, lui aussi. Et tous vous l’avez ressenti, un petit peu en tout cas.

— Ouais, mais Tobias nous a expliqué qu’il ne sera pas d’un grand secours quand… enfin, si nous décidons de faire quelque chose. Ça se passerait dans l’eau, et il ne peut pas morphoser. Et pour nous autres, je ne sais pas. Rachel et Marco se demandent si ce n’était pas seulement leur imagination, tu vois ce que je veux dire ? Mais tu nous a raconté ça d’une façon qui paraissait si réelle…

— Qu’est-ce que tu en penses, Jake ?

Il s’arrêta de travailler et s’essuya le front du revers de la main. Il me regarda droit dans les yeux.

— Cassie, si tu me dis que c’est réel, c’est réel. Je crois que Tobias et toi avez raison. Mais Marco a des doutes, maintenant.

Il leva un sourcil, comme pour ajouter : « Tu connais Marco. »

J’éprouvai une sensation bizarre, très proche de la nausée.

— Tu veux dire que je suis censée prendre une décision ? Dire ce que nous devons faire ?

— Cassie, c’est toi qui fais ce rêve. Toi seule peux juger s’il correspond à une réalité ou non, et si c’est suffisamment réel pour que nous tentions de faire quelque chose.

— Je ne sais pas si c’est réel, protestai-je.

Qu’était-il en train de me demander ? Jusqu’à présent, chaque fois que nous avions essayé de nous attaquer aux Yirks, nous nous en étions tirés sains et saufs, mais de justesse. Deux jours à peine s’étaient écoulés depuis que j’avais entendu des balles me siffler aux oreilles.

Jake attendit que je le regarde de nouveau et reprit :

— Cassie, tu sais que nous faisons tous confiance à tes instincts. C’est toi qui comprends le mieux les animaux. C’est toi qui morphoses le mieux. Tu sais que tout le monde te respecte dans le groupe.

— Oh, arrête, soupirai-je en faisant une grimace.

— Si tu estimes que nous devons agir, tu sais que Rachel sera là pour te soutenir. Et moi aussi.

— Et Marco ?

Jake sourit.

— Marco ne sera pas franchement là, il te soutiendra à distance raisonnable.

Nous avons tous les deux éclaté de rire.

— Je ne sais pas, Jake. C’est un rêve, c’est un peu comme une vision. Comment puis-je savoir si c’est réel ?

Il secoua la tête.

— Je ne sais pas non plus, Cassie. Je crois que tu dois écouter ton intuition en espérant ne pas te tromper.

Cette idée me mettait mal à l’aise. Je ne suis pas Rachel ; je n’ai pas le goût du risque.

— Tu ne pourrais pas décider à ma place ? demandai-je en plaisantant.

Jake hocha solennellement la tête.

— Bien sûr, si tu veux.

— Et puis après, si c’est un désastre, ça te retombera entièrement dessus. C’est toi qui te sentiras coupable. C’est à toi qu’on fera des reproches.

Je tendis la main et lui effleurai la joue avant de continuer.

— C’est vraiment gentil de ta part, mais tu as raison. Je crois que cette fois-ci, c’est à moi de décider.

Je poussai un soupir et regardai autour de moi. La grange sentait plutôt mauvais, et quelquefois c’était la folie totale ici, entre les oiseaux qui jacassaient, les loups qui hurlaient et les chevaux qui hennissaient, tous ces animaux qui avaient besoin d’être soignés mais qui avaient tous peur des soins que nous leur donnions. Pourtant c’était dans cet endroit que je me sentais le mieux au monde.

Par la porte de la grange, on voyait les champs de maïs et les pâturages qui s’étendaient au loin, jusqu’à la lisière des grands arbres noirs de la forêt.

— Je sais que c’est bête, mais l’océan me fait un peu peur. Je comprends la terre ferme. Je comprends la terre et les choses qui y poussent. Je ne suis sans doute qu’une brave fille de la campagne, dis-je en riant. Est-ce que tu sais que cette ferme est dans notre famille depuis la fin de la guerre de Sécession ?

Jake cligna de l’œil.

— Si je le sais ! Tu te souviens peut-être que vous m’avez invité pour la fête de Thanksgiving, l’année dernière ? Ton arrière-grand-mère m’a raconté toute l’histoire.

— En remontant jusqu’à l’époque où les dinosaures régnaient sur la Terre. Grannie est une grande bavarde.

Il reprit son air sérieux, presque dur.

— À toi de voir, Cassie. Ce sera vraiment dangereux et il est probable que nous n’arrivions à rien. Je veux dire qu’il est vaste, cet océan. Mais c’est ta décision.

— Mmm.

Je secouai lentement la tête, avec tristesse.

— Je crois que ces rêves sont réels, avouai-je. Je crois qu’il y a un Andalite, quelque part là-bas, au large… prisonnier, je ne sais pas trop comment… Et qui appelle au secours.

— C’est suffisant. Et maintenant, comment on y va, au large ?

Je me mis à réfléchir aux différentes possibilités en fronçant les sourcils.

— En poisson ? Il faudrait que ce soit un poisson rapide. Et pas une proie. Tu sais, pas un poisson qui risque de se faire gober par un gros thon affamé.

Jake hocha la tête.

— Et il faut que nous puissions acquérir son ADN. Ce qui veut sans doute dire un poisson qui soit au Parc.

— Ils ont des otaries. Et des dauphins, aussi, mais on ne peut pas morphoser en otarie ou en dauphin, si ?

— Pourquoi pas ?

— Je… Je ne sais pas. Je veux dire, des dauphins ? Ils sont extrêmement intelligents. J’ai un peu l’impression que ce ne serait… pas bien.

— Enfin, à toi de voir, conclut Jake en posant sa pelle contre le mur. Il faut que j’y aille. Je ne peux pas louper un autre contrôle, il faut que je travaille.

Il enfourcha son vélo.

— Tu dis ça juste pour échapper à la corvée de fumier.

— Cassie, je préférerais cent fois être de corvée de fumier avec toi que faire mes devoirs sans toi.

Je crois que c’était un compliment, d’une certaine manière.

Jake s’éloigna à vélo, me laissant bien moins à l’aise qu’avant son arrivée.